Qu’il soit fondé sur un fait ou librement inventé, de toute façon ce n’est pas le sujet qui fait le roman, à plus forte raison ne peut-on lui demander de débrouiller les relations du « vrai » et du « feint », dont la complexité outrepasse de beaucoup l'opposition tranchée admise par les articles des dictionnaires. A strictement parler, en effet, tout est « feint » dans un monde créé de toutes pièces pour être écrit : quelque traitement qu'elle subisse et sous quelque forme qu’elle soit suggérée, la réalité romanesque est fictive, ou plus exactement, c’est toujours une réalité de roman, où des personnages de roman ont une naissance, une mort, des aventures de roman. En ce sens on peut dire qu’il n’y a ni plus ni moins de réalité dans les Voyages de Gulliver que dans Madame Bovary, dans le Château que dans David Copperfield, dans Don Quichotte que dans un roman des Goncourt ou de Zola. Le Prague de Kafka n’est pas plus irréel que le Londres de Dickens ou le Saint-Pétersbourg de Dostoïevski, les trois villes n’ont que la réalité empirique des livres où elles sont créées, celle d’objets dont rien ne tient lieu et qui ne remplacent rien, mais qui viennent un jour s’ajouter réellement aux autres objets réels du monde. Le degré de réalité d’un roman n’est jamais chose mesurable, il ne représente que la part d’illusion dont le romancier se plaît à jouer.
Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Éditions Bernard Grasset, 1972
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