Dialogue on the Threshold

Schwellendialog

20 July 2024

Une promenade avec monsieur de Balzac

Le sans-gêne un peu rustique de Balzac, ses façons brusques, sa personne un peu massive, devaient effaroucher Latouche. Je vis clairement sur sa physionomie que son hôte commençait à lui faire peur. Balzac touchait à tout, et mettait par conséquent perpétuellement sur les épines ce pauvre Latouche, qui tremblait à chaque instant pour ses porcelaines et pour ses statuettes. Aussitôt arrivé, Balzac s'était débarrassé de son havre-sac, de son bâton, de sa ceinture; tous ces objets avaient été jetés à l'aventure sur les meubles, et leur propriétaire, enfoncé dans un canapé, ses gros souliers sur le velours, se reposait bruyamment de ses fatigues.
 
Latouche prit un air sérieux, et, à partir de ce moment, je m'aperçus qu'il commença, toutes les fois qu'il s'adressait à son hôte, à l'appeler : monsieur de Balzac.
 
Tout alla bien cependant jusqu'au dîner, qu'on ne tarda pas à servir. Après le repas, nous partîmes pour aller faire une promenade dans les environs.
 
Balzac, malgré son intelligence si fine et si distinguée aimait la grosse plaisanterie; dans l'intimité, on retrouvait plus souvent en lui l'auteur des Contes drolatiques que l'observateur de la Femme de trente ans. L'aspect des champs avait sans doute ce jour-là surexcité sa verve, car il se mit à nous débiter toutes sortes de gauloiseries. Parvenus sur une éminence d'où l'on apercevait le magnifique panorama de la vallée, nous nous arrêtâmes, et, tout à coup, Balzac fit retentir les échos d'alentour d'un de ces bruits grotesques qu'on ne nomme pas, et qu'il accompagna de ses plus bruyants éclats de rire. Les lèvres de Latouche n'en restèrent que mieux fermées, et la promenade s'écoula au milieu d'un flux intarissable de paroles de Balzac et du parfait silence de son compagnon.
 
Henri Monnier, Mémoires de Monsieur Joseph Prudhomme, vol. 2, Paris, 1857

Balzac's somewhat rustic lack of embarrassment, his brusque manner, his somewhat massive physique, must have been alarming to Latouche. I could clearly see from his face that his guest was beginning to frighten him. Balzac kept touching everything, and as a result he had the poor Latouche constantly on tenterhooks, making him tremble every moment for his porcelain and his statuettes. No sooner had he arrived than Balzac disencumbered himself of his knapsack, his stick, his belt, all of them tossed at random over the furniture, as their owner sank onto a sofa, laying his big shoes on the plush, noisily at rest after his exertions. 
 
Latouche assumed a serious mien and I noticed that whenever he spoke to his guest he thenceforth addressed him as 'Mr Balzac.'
 
Nevertheless, all went well until dinner, which was soon served. After the meal, we set off for a walk in the surrounding countryside.
 
Despite his refined, discriminating intelligence, Balzaz loved a coarse joke; in private, one found in him the author of the Droll Stories more often than the observer of the Woman of Thirty. The sight of the fields had undoubtedly overstimulated his wit that day, for he fell to rattling off to us all kinds of bawdy anecdotes. On reaching the top of a rise from which we could survey the magnificent vista of the valley, we came to a stop and, all of a sudden, Balzac made the surroundings resound to the echoes of one of those grotesque noises that are not to be named, and which he accompanied with raucous peals of laughter. Latouche compressed his lips all the harder, and the walk proceeded amid the inexhaustible flow of Balzac's words and the perfect silence of his companion.

trans. Alistair Ian Blyth
 
 




08 July 2024

cœnæsthesis (2)

[J]e me sens moi-même assailli par une foule de sensations et d'images que chacun de mes sens m'apporte, et dont l'assemblage me présente un monde d'objets distincts les uns des autres, et d'un autre objet qui seul m'est présent par des sensations d'une certaine espèce, et qui est le même que j'apprendrai dans la suite à nommer moi. Mais ce monde sensible, de quels éléments est-il composé ? Des points noirs, blancs, rouges, verts, bleus, ombrés ou clairs, combinés en mille manières, placés les uns hors des autres, rapportés à des distances plus ou moins grandes, et formant par leur contiguité une surface plus ou moins enfoncée sur laquelle mes regards s'arrêtent : c'est à quoi se réduisent toutes les images que je reçois par le sens de la vue. La nature opère devant moi sur un espace indéterminé, précisément comme le peintre opère sur une toile. 
 
Les sensations de froid, de chaleur, de résistance, que je reçois par le sens du toucher, me paraissent aussi comme dispersées çà et là dans un espace à trois dimensions, dont elles déterminent les différents points; et dans lequel, lorsque les points tangibles sont contigus, elles dessinent aussi des espèces d'images, comme la vue, mais à leur manière, et tranchées avec bien moins de netteté. [...] 
 
Quoique les sensations propres de l'ouïe et de l'odorat ne nous présentent pas à la fois (du moins d'une façon permanente) un certain nombre de points contigus qui puissent former des figures et nous donner une idée d'étendue, elles ont cependant leur place dans cet espace dont les sensations de la vue et du toucher nous déterminent les dimensions; et nous leur assignons toujours une situation, soit que nous les rapportions à une distance éloignée de nos organes, ou à ces organes mêmes.
 
Il ne faut pas omettre un autre ordre de sensations plus pénétrantes, pour ainsi dire, qui, rapportées à l'intérieur de notre corps, et en occupant même quelquefois toute l'habitude, semblent remplir les trois dimensions de l'espace, et porter immédiatement avec elles l'idée de l'étendue solide. Je ferai de ces sensations une classe particulière sous le nom de tact intérieur, ou sixième sens. J'y rangerai les douleurs qu'on ressent quelquefois dans l'intérieur des chairs, dans la capacité des intestins et dans les os même ; les nausées, le malaise qui précède l'évanouissement, la faim, la soif, l'émotion qui accompagne toutes les passions; les frissonnements, soit de douleur, soit de volupté; enfin cette multitude de sensations confuses qui ne nous abandonnent jamais, qui circonscrivent en quelque sorte notre corps, qui nous le rendent toujours présent, et que par cette raison quelques métaphysiciens ont appelé sens de la coexistence de notre corps
 
Turgot, Existence (article extrait de l'Encyclopédie)