Dialogue on the Threshold

Schwellendialog

08 July 2024

cœnæsthesis (2)

[J]e me sens moi-même assailli par une foule de sensations et d'images que chacun de mes sens m'apporte, et dont l'assemblage me présente un monde d'objets distincts les uns des autres, et d'un autre objet qui seul m'est présent par des sensations d'une certaine espèce, et qui est le même que j'apprendrai dans la suite à nommer moi. Mais ce monde sensible, de quels éléments est-il composé ? Des points noirs, blancs, rouges, verts, bleus, ombrés ou clairs, combinés en mille manières, placés les uns hors des autres, rapportés à des distances plus ou moins grandes, et formant par leur contiguité une surface plus ou moins enfoncée sur laquelle mes regards s'arrêtent : c'est à quoi se réduisent toutes les images que je reçois par le sens de la vue. La nature opère devant moi sur un espace indéterminé, précisément comme le peintre opère sur une toile. 
 
Les sensations de froid, de chaleur, de résistance, que je reçois par le sens du toucher, me paraissent aussi comme dispersées çà et là dans un espace à trois dimensions, dont elles déterminent les différents points; et dans lequel, lorsque les points tangibles sont contigus, elles dessinent aussi des espèces d'images, comme la vue, mais à leur manière, et tranchées avec bien moins de netteté. [...] 
 
Quoique les sensations propres de l'ouïe et de l'odorat ne nous présentent pas à la fois (du moins d'une façon permanente) un certain nombre de points contigus qui puissent former des figures et nous donner une idée d'étendue, elles ont cependant leur place dans cet espace dont les sensations de la vue et du toucher nous déterminent les dimensions; et nous leur assignons toujours une situation, soit que nous les rapportions à une distance éloignée de nos organes, ou à ces organes mêmes.
 
Il ne faut pas omettre un autre ordre de sensations plus pénétrantes, pour ainsi dire, qui, rapportées à l'intérieur de notre corps, et en occupant même quelquefois toute l'habitude, semblent remplir les trois dimensions de l'espace, et porter immédiatement avec elles l'idée de l'étendue solide. Je ferai de ces sensations une classe particulière sous le nom de tact intérieur, ou sixième sens. J'y rangerai les douleurs qu'on ressent quelquefois dans l'intérieur des chairs, dans la capacité des intestins et dans les os même ; les nausées, le malaise qui précède l'évanouissement, la faim, la soif, l'émotion qui accompagne toutes les passions; les frissonnements, soit de douleur, soit de volupté; enfin cette multitude de sensations confuses qui ne nous abandonnent jamais, qui circonscrivent en quelque sorte notre corps, qui nous le rendent toujours présent, et que par cette raison quelques métaphysiciens ont appelé sens de la coexistence de notre corps
 
Turgot, Existence (article extrait de l'Encyclopédie)

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