[J]e me sens moi-même assailli par une foule de sensations et d'images que
chacun de mes sens m'apporte, et dont l'assemblage me présente un monde
d'objets distincts les uns des autres, et d'un autre objet qui seul
m'est présent par des sensations d'une certaine espèce, et qui est le
même que j'apprendrai dans la suite à nommer moi. Mais ce monde
sensible, de quels éléments est-il composé ? Des points noirs, blancs,
rouges, verts, bleus, ombrés ou clairs, combinés en mille manières,
placés les uns hors des autres, rapportés à des distances plus ou moins
grandes, et formant par leur contiguité une surface plus ou moins
enfoncée sur laquelle mes regards s'arrêtent : c'est à quoi se réduisent
toutes les images que je reçois par le sens de la vue. La nature opère
devant moi sur un espace indéterminé, précisément comme le peintre opère
sur une toile.
Les sensations de froid, de chaleur, de résistance, que je reçois par le
sens du toucher, me paraissent aussi comme dispersées çà et là dans un
espace à trois dimensions, dont elles déterminent les différents points;
et dans lequel, lorsque les points tangibles sont contigus, elles
dessinent aussi des espèces d'images, comme la vue, mais à leur manière,
et tranchées avec bien moins de netteté. [...]
Quoique les sensations propres de l'ouïe et de l'odorat ne nous
présentent pas à la fois (du moins d'une façon permanente) un certain
nombre de points contigus qui puissent former des figures et nous donner
une idée d'étendue, elles ont cependant leur place dans cet espace dont
les sensations de la vue et du toucher nous déterminent les dimensions;
et nous leur assignons toujours une situation, soit que nous les
rapportions à une distance éloignée de nos organes, ou à ces organes
mêmes.
Il ne faut pas omettre un autre ordre de sensations plus pénétrantes,
pour ainsi dire, qui, rapportées à l'intérieur de notre corps, et en
occupant même quelquefois toute l'habitude, semblent remplir les trois
dimensions de l'espace, et porter immédiatement avec elles l'idée de
l'étendue solide. Je ferai de ces sensations une classe particulière
sous le nom de tact intérieur, ou sixième sens. J'y rangerai les
douleurs qu'on ressent quelquefois dans l'intérieur des chairs, dans la
capacité des intestins et dans les os même ; les nausées, le malaise qui
précède l'évanouissement, la faim, la soif, l'émotion qui accompagne
toutes les passions; les frissonnements, soit de douleur, soit de
volupté; enfin cette multitude de sensations confuses qui
ne nous abandonnent jamais, qui circonscrivent en quelque sorte notre
corps, qui nous le rendent toujours présent, et que par cette raison
quelques métaphysiciens ont appelé sens de la coexistence de notre
corps.
Turgot, Existence (article extrait de l'Encyclopédie)
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