Dialogue on the Threshold

Schwellendialog
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30 December 2024

Thompson from Sunderland

Avez-vous réfléchi quelquefois, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. À Alexandrie, un certain Thompson, de Sunderland, a sur la colonne de Pompée écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance. Il n’y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thompson, et par conséquent sans penser à Thompson. Ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui. Que dis-je ? Il l’écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques. N’est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sunderland. Combien, dans la vie, n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs ? Et puis, c’est qu’ils nous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais, comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent par vous rendre féroce.
 
Gustave Flaubert à François Parain, 6 octobre 1850
 
Have you ever, dear old companion, thought about how self-possessed nitwits are? Stupidity is an unshakeable thing; nothing can assail it without being shattered up against it. Its nature is that of granite: hard, infrangible. At Alexandria, a certain Thompson, from Sunderland, has written his name on Pompey's Pillar in letters six feet high. They are readable from a quarter of a league away. It is impossible to see the pillar without seeing the name Thompson and, consequently, without thinking of Thompson. This chucklehead has made himself an integral part of the monument, has made himself everlasting along with it. What am I saying? He crushes it with the magnificence of his gigantic letters. Is it not something very great to force every traveler hereafter to think of you and remember you? Every nitwit is to a greater or lesser degree a Thompson from Sunderland. In this life, how many of them do we not meet in the most beautiful places and the choicest corners? And then there is the fact that they are always bursting in on us; there are so many of them, they are so frequently recurring, they are in such rude health! On a journey, you encounter them aplenty, and by now we have quite a nice collection in our memory, but given they are fleeting, they are amusing. Unlike in everyday life, where they end up driving you wild.
 

 

09 October 2011

Ô humanité! Ô turpitude!

La Bêtise publique me submerge. (...) La Bourgeoisie est tellement ahurie qu'elle n'a plus même l'instinct de se défendre. -- Et ce qui lui succédera sera pire! J'ai la tristesse qu'avaient les patriciens romains au IVe siècle. Je sens monter du fond du sol une irrémédiable Barbarie. -- J'espère être crevé avant qu'elle n'ait tout emporté. Mais en attendant, ce n'est pas drôle. Jamais les intérêts de l'esprit n'ont moins compté. Jamais la haine de toute grandeur, le dédain du Beau, l'exécration de la littérature enfin n'a été si manifeste. J'ai toujours tâché de vivre dans une tour d'ivoire. Mais une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler.

Gustave Flaubert. À Ivan Tourguéniev, [Croisset], mercredi 13 [novembre 1872]

I am overwhelmed by the stupidity of the public. (...) The bourgeoisie is so bewildered that it no longer even possesses the instinct of self-defence. And what will come after it will be even worse! I feel the same sadness as the Roman patricians of the fourth century. I sense an irremediable barbarism rising from the depths of the earth. I hope I will be a goner before it all gets swept away. Never have the interests of the spirit counted for less. Never has the hatred of all greatness, the disdain for the beautiful, the execration of literature been so blatant. I have always striven to live in an ivory tower. But a sea of shit is beating against the walls to make them totter.

05 October 2011

cette vieille canaillerie immuable et inébranlable

Et au fond toujours cette vieille canaillerie immuable et inébranlable. C'est là la base. Ah! comme il vous en passe sous les yeux! De temps à autre, dans les villes, j'ouvre un journal. Il me semble que nous allons rondement. Nous dansons non pas sur un volcan, mais sur la planche d'une latrine qui m'a l'air passablement pourrie. La société prochainement ira se noyer dans la merde de dix-neuf siècles, et l'on gueulera raide. L'idée d'étudier la question me préoccupe. J'ai envie (passe-moi la présomption) de serrer tout cela dans mes mains, comme un citron, afin d'en aciduler mon verre. À mon retour j'ai envie de m'enforcer dans les socialistes et de faire sous la forme théâtrale quelque chose de très brutal, de très farce et d'impartial bien entendu. J'ai le mot sur le bout de la langue et la couleur au bout des doigts. Beaucoup de sujets plus nets comme plan n'ont pas tant d'empressement à venir que celui-là.

Gustave Flaubert, À Louis Bouilhet, Constantinople, 14 novembre 1850

04 October 2011

le cimetière oriental

Le cimetière oriental est une des belles choses de l'Orient. Il n'a pas ce caractère profondément agaçant que je trouve chez nous à ce genre d'établissement. Point de mur, point de fossé, point de séparation ni de clôture quelconque. Ça se trouve à propos de rien dans la campagne ou dans une ville, tout à coup et partout, comme la mort elle-même, à côté de la vie et sans qu'on y prenne garde. On traverse un cimetière comme on traverse un bazar. Toutes les tombes sont pareilles. Elles ne diffèrent que par l'ancienneté seulement. À mesure qu'elles vieillissent, elles s'enfoncent et disparaissent, comme fait le souvenir qu'on a des morts (dirait Chateaubriand). Les cyprès plantés en ces lieux sont gigantesques. Ça donne au site un jour vert plein de tranquillité.

Gustave Flaubert, À Louis Bouilhet, Constantinople, 14 novembre 1850